La Main Gauche by Guy de Maupassant

La Main Gauche by Guy de Maupassant

Auteur:Guy de Maupassant [Maupassant, Guy de]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Fiction, Nouvelles
Éditeur: Feedbooks
Publié: 1889-02-02T05:00:00+00:00


Chapitre 6

Un Soir

Le Kléber avait stoppé, et je regardais de mes yeux ravis l’admirable golfe de Bougie qui s’ouvrait devant nous. Les forêts kabyles couvraient les hautes montagnes ; les sables jaunes, au loin, faisaient à la mer une rive de poudre d’or, et le soleil tombait en torrents de feu sur les maisons blanches de la petite ville.

La brise chaude, la brise d’Afrique, apportait à mon cœur joyeux l’odeur du désert, l’odeur du grand continent mystérieux où l’homme du Nord ne pénètre guère. Depuis trois mois, j’errais sur le bord de ce monde profond et inconnu, sur le rivage de cette terre fantastique de l’autruche, du chameau, de la gazelle, de l’hippopotame, du gorille, de l’éléphant et du nègre. J’avais vu l’Arabe galoper dans le vent, comme un drapeau qui flotte et vole et passe, j’avais couché sous la tente brune, dans la demeure vagabonde de ces oiseaux blancs du désert. J’étais ivre de lumière, de fantaisie et d’espace.

Maintenant, après cette dernière excursion, il faudrait partir, retourner en France, revoir Paris, la ville du bavardage inutile, des soucis médiocres et des poignées de mains sans nombre. Je dirais adieu aux choses aimées, si nouvelles, à peine entrevues, tant regrettées.

Une flotte de barques entourait le paquebot. Je sautai dans l’une d’elles où ramait un négrillon, et je fus bientôt sur le quai, près de la vieille porte sarrazine, dont la ruine grise, à l’entrée de la cité kabyle, semble un écusson de noblesse antique.

Comme je demeurais debout sur le port, à côté de ma valise, regardant sur la rade le gros navire à l’ancre, et stupéfait d’admiration devant cette côte unique, devant ce cirque de montagnes baignées par les flots bleus, plus beau que celui de Naples, aussi beau que ceux d’Ajaccio et de Porto, en Corse, une lourde main me tomba sur l’épaule.

Je me retournai et je vis un grand homme à barbe longue, coiffé d’un chapeau de paille, vêtu de flanelle blanche, debout à côté de moi, et me dévisageant de ses yeux bleus :

– N’êtes-vous pas mon ancien camarade de pension ? dit-il.

– C’est possible. Comment vous appelez-vous ?

– Trémoulin.

– Parbleu ! Tu étais mon voisin d’études.

– Ah ! vieux, je t’ai reconnu du premier coup, moi.

Et la longue barbe se frotta sur mes joues.

Il semblait si content, si gai, si heureux de me voir, que, par un élan d’amical égoïsme, je serrai fortement les deux mains de ce camarade de jadis, et que je me sentis moi-même très satisfait de l’avoir ainsi retrouvé.

Trémoulin avait été pour moi pendant quatre ans le plus intime, le meilleur de ces compagnons d’études que nous oublions si vite à peine sortis du collège. C’était alors un grand corps mince, qui semblait porter une tête trop lourde, une grosse tête ronde, pesante, inclinant le cou tantôt à droite, tantôt à gauche, et écrasant la poitrine étroite de ce haut collégien à longues jambes.

Très intelligent, doué d’une facilité merveilleuse, d’une rare souplesse d’esprit, d’une sorte d’intuition instinctive pour toutes les études littéraires, Trémoulin était le grand décrocheur de prix de notre classe.



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